Le concept d’avatara est très répandu dans l’hindouisme. Il signifie que la Divinité Suprême descend dans l’univers et devient visible pour les gens du commun. Vishnu est accepté comme le Dieu Suprême parmi les membres de la célèbre trinité de Brahma, Vishnu et Shiva. D’habitude, c’est Vishnu qui Se manifeste comme un avatara. Il existe différentes formes d’avatars. Parmi eux, Rama et Krishna sont les plus connus. L’idée générale qu’ont les Hindous de toutes les écoles de pensée (sampradayas) est que Shri Krishna est un avatara de Vishnu. L’école du Vaishnavisme de Chaitanya, cependant, en est une exception. Cette école établit que loin d’être un avatara, Krishna est en réalité la source de la source de tous les avataras. Cette conclusion est fondée sur le Srimad Bhagavata Purana, que l’école accepte comme la plus haute autorité scripturaire. Dans le Krishna Sandarbha, Shri Jiva Gosvami, l’un des plus grands érudits du Vaishnavisme de Caitanya, fait une analyse approfondie du troisième chapitre du premier livre du Srimad Bhagavata Purana. Ce chapitre traite du sujet de l’avatara pour établir Krishna comme la forme originelle de la Réalité Suprême, Svayam Bhagavan. Aucun autre érudit n’a réalisé une telle recherche. L’analyse de Shri Jiva Gosvami est unique, originale et n’a été réfutée par personne.
Le présent article est fondé sur une partie de l’analyse de Shri Jiva Gosvami des textes 28 et 29 du Krishna Sandarbha.
Dans le premier chapitre du Srimad Bhagavata Purana, Shaunaka Rishi pose six questions à Shri Suta Gosvami. La cinquième question porte sur les divers avataras de la Personne Suprême. Shri Suta Gosvami donne une brève réponse à ces six questions dans les deux chapitres suivants et les développe dans le reste du livre. La question spécifique sur l’avatara est développée dans le troisième chapitre. Il dit que la Personne Suprême, généralement appelée Bhagavan, ne joue pas un rôle direct dans la création, la subsistance et la dissolution du monde cosmique. Au contraire, Bhagavan manifeste à cet effet une forme spécifique, appelée le premier Purusha ou le Paramatma. Il est également connu sous le nom de Maha Vishnu ou Karanodakasayi Vishnu et est la source et le support de la totalité de l’énergie matérielle, appelée prakriti. C’est à partir des pores de Son corps que se manifestent les mondes cosmiques illimités. Ce premier Purusha a deux autres expansions. La première s’appelle Garbhodakasayi Vishnu, également appelée le deuxième Purusha. Elle entre dans chacun des mondes cosmiques. Ce deuxième Purusha se développe davantage en tant que troisième Purusha, ou Kshirodakasayi Vishnu, et entre dans chaque être vivant en tant que compagnon du soi individuel. C’est le deuxième Purusha, appelé avatari, qui est la source de tous les avataras dans un monde cosmique particulier. Suta Gosvami donne une liste de vingt-deux avataras importants, y compris les passés et les futurs, qui se manifestent en un jour de Brahma, appelé kalpa. Krishna est compté comme le vingtième sur la liste des avataras.
Après avoir donné la liste de ces vingt-deux avataras, Shri Suta commente qu’il n’y a pas de limite aux avataras :
« Ô dvijas, tout comme des milliers de ruisseaux coulent d’un lac inépuisable, il existe également d’innombrables avataras de Hari, la personnification du sattva ». (SB 1.3.26)
Ensuite, Shri Suta fait référence aux manifestations mineures de Vishnu, appelées kalas or vibhutis :
« Les sages, les Manus, les devas, les fils de Manu, les êtres puissants et les Prajapatis sont tous des kalas (portions infimes) de Shri Hari ». (SB 1.3.27)
Après avoir fait un résumé des différents avataras et kalas, Shri Suta Gosvami identifie enfin la forme originelle de la Personne Suprême, qui est la source du Purusha, dont proviennent les différents avataras :
ete cāṁśa-kalāḥ puṁsaḥ kṛṣṇas tu bhagavān svayaṁ
indrāri-vyākulaṁ lokaṁ mṛḍayanti yuge yuge
« Tous ceux-ci sont soit des portions (amshas) soit des portions infimes (kalas) du Purusha, mais Krishna seul est Bhagavan Lui-même. Tous ces avataras et kalas apparaissent dans chaque yuga pour protéger le monde troublé par les ennemis d’Indra ». (SB 1.3.28)
Dans le premier quart de ce verset, Shri Suta résume tous les avataras et les manifestations du Purusha et identifie ensuite Shri Krishna comme Bhagavan Lui-même (Svayam Bhagavan).
Ce verset constitue le fondement de la théologie de l’école Chaitanya. C’est pourquoi Shri Jiva Gosvami l’analyse minutieusement de façon très systématique dans son Krishna Sandarbha.
Le pronom « ete » (« ceux-ci ») fait référence aux pronoms, c’est-à-dire aux noms de divers avataras mentionnés dans les versets précédents. Il comprend tous les avataras et vibhutis répertoriés dans les versets 1.3.6–27. La conjonction « ca » (« et ») fait référence aux avataras et vibhutis non mentionnés dans ces versets. Ainsi, ces deux mots englobent tous les types d’avataras et de vibhutis du Purusha. Le mot composé suivant est « amsha-kalah », ce qui signifie des portions (amsha ou avatara) et des manifestations de moindre puissance (kala ou vibhuti). Le terme « pumsah » signifie ici « de la Personne Suprême ». C’est le génitif singulier du substantif « puman ». Les mots « puman » et « purusha » sont synonymes. Par conséquent, la signification complète du premier quart du verset peut être énoncée comme suit : « Ces avataras et vibhutis, énumérés dans les versets 1.3.6-27, ainsi que tous ceux qui ne sont pas mentionnés, sont soit des amshas, soit des kalas du Purushan ». Il s’agit d’une phrase complète qui ne dépend d’aucune partie du verset restant pour transmettre son sens.
Le deuxième quart du verset forme une phrase à part entière : « Krishna, cependant, est Bhagavan Lui-même » (krishnas tu bhagavan svayam). La conjonction indéclinable « tu » (« mais » ou « cependant ») est utilisée pour indiquer un changement de sujet ou un contraste avec ce qui a été dit juste avant. Auparavant, la discussion portait sur les avataras et les vibhutis. Or, dans cette phrase, le sujet se tourne vers l’identification de Shri Bhagavan, qui a accepté la forme du Purusha afin de faire évoluer l’univers, comme indiqué dans le premier verset de ce chapitre (SB 1.3.1) :
« Ayant l’intention de faire évoluer le cosmos, la Personne Suprême Absolue, Bhagavan, a manifesté au début [avant la manifestation cosmique] la forme du Purusha, lequel était replié à l’intérieur de Lui (sambhutam) avec les tattvas commençant par mahat et doté des seize principes évolutifs [nécessaires à la création] ».
Le même Krishna qui est compté comme le vingitème avatara dans le verset 1.3.23 est Bhagavan Lui-même. Ce Bhagavan est la source originelle (avatari) du Purusha, qui est à son tour la personnification de tous les autres avataras.
L’on pourrait soulever un doute à cet égard : si Krishna est Svayam Bhagavan, alors pourquoi est-Il compté parmi les avataras ? Cela est dû au fait que lorsqu’Il apparaît sur terre, Il exerce également la fonction d’avatara. Cette situation est comparable à celle du président d’un pays qui peut détenir le portefeuille d’un ministère et être compté parmi les ministres tout en restant le président.
Shri Jiva Gosvami précise que l’énoncé « krishnas tu bhagavan svayam » doit être traduit par « Krishna, cependant, est Svayam Bhagavan » et non « Svayam Bhagavan, cependant, est Krishna ». La raison en est que, selon la théorie grammaticale sanskrite, une phrase nominale contient deux parties, à savoir le sujet et le prédicat. Le sujet (anuvada, lit., « la répétition d’une idée ou d’une notion précédemment établie ») est quelque chose qui est déjà connu, énoncé ou donné, tandis que le prédicat (vidheya, lit., « ce qui doit être établi ») fournit des informations supplémentaires sur le sujet. Par exemple, dans la phrase « Rama est beau », Rama est connu du lecteur comme un fait donné, mais le fait qu’Il est beau n’est pas encore établi. Si, cependant, le lecteur ne connaît pas Rama, alors la phrase, étant dépourvue de la connaissance d’un référent, ne parviendra pas à transmettre son sens. Le lecteur sera incapable de relier la qualité de la beauté à son sujet visé. La règle consiste de ce fait à ne pas énoncer le prédicat (vidheya) sans son sujet connu (anuvada). Dans les phrases sanskrites où l’ordre des mots est inversé, il est toujours possible de distinguer le sujet du prédicat en reconnaissant quelle est la partie de la phrase qui est connue et quelle est la partie contenant de nouvelles informations.
Lorsqu’il est dit « Krishna est Svayam Bhagavan », le sujet connu est Krishna, car Il a déjà été mentionné comme le vingtième avatara. Le fait qu’Il est Svayam Bhagavan, cependant, n’était pas connu. Cette information supplémentaire est maintenant fournie dans le verset 1.3.28. Si la phrase est interprétée dans l’ordre inverse, c’est-à-dire « Svayam Bhagavan est Krishna », alors nous avons un cas où le sujet est inconnu, car aucune référence antérieure n’a été faite à un quelconque Svayam Bhagavan. De plus, si une telle phrase était formulée, Krishna, étant le prédicat, pourrait n’être qu’un parmi une multitude de prédicats possibles pour le sujet universalisé, Svayam Bhagavan, qui pourrait aussi être une autre forme de Bhagavan, en plus d’être la forme de Krishna. Si l’intention de Suta Gosvami était de transmettre cette dernière signification (« Svayam Bhagavan est Krishna »), alors il aurait dû construire le deuxième quart du verset dans l’ordre inverse : « svayam bhagavams tu krishnah ».
En établissant la signification du verset comme « Krishna est Svayam Bhagavan », il est conclu que seul Krishna est Svayam Bhagavan et personne d’autre. Seul Krishna possède la nature intrinsèque et la qualification par laquelle Il est considéré comme Svayam Bhagavan. Le mot « svayam », « en lui-même et de lui-même », signifie que Krishna n’est pas un avatara d’un autre Bhagavan, mais qu’Il est Bhagavan Lui-même. De plus, Il n’est pas Bhagavan en raison de la superposition d’un upadhi (conditionnement) de maya, comme le propose l’école d’Advaitavada. Cette école prétend que le Brahman délimité par la portion sattvika de la maya devient Bhagavan. Si cela était vrai, alors le mot « svayam » dans ce verset deviendrait redondant. Le terme « svayam » signifie « par son propre être » et non en raison d’un autre moyen ou upadhi.
Shri Jiva Gosvami donne un raisonnement supplémentaire pour contrer l’argument selon lequel Krishna serait un avatara. À cette fin, il cite un sutra du Purva-mimamsa, selon lequel :
« Lorsque l’énoncé direct (shruti), la marque inférentielle ou le sens des mots (linga), la phrase ou le lien syntaxique (vakya), le contexte ou l’interdépendance (prakarana), la position ou l’ordre des mots (sthana), et le nom (samakhya) sont présents simultanément, chaque membre est progressivement plus faible en force d’interprétation, en raison de l’éloignement croissant du sens ». (Le Jaimini-sutra 3.3.14)
Dans cette liste, chaque terme précédent est plus fort que celui qui le suit, c’est-à-dire qu’un shruti est plus fort que les cinq suivants, le linga est plus fort que les quatre suivants, et ainsi de suite. La force d’un pramana particulier (moyen de connaissance valide) est déterminée par sa proximité avec le sens. Par exemple, un shruti est un énoncé direct, un mot ou un son autosuffisant. Cela signifie que de tels mots expriment leur sens sans aucune des étapes intermédiaires nécessaires dans le cas du linga et des autres facteurs d’interprétation. Par conséquent, un shruti fournit la preuve la plus solide en ce qui concerne l’établissement du sens.
Le linga (marque inférentielle) fait référence au pouvoir d’un mot pour désigner un objet ou une idée. Ce pouvoir est le sens conventionnel du mot. Un vakya (phrase) est un énoncé connecté. C’est la prononciation conjointe de deux mots ou plus exprimant une signification principale et subsidiaire. Le prakaranam (contexte) implique l’interdépendance, l’attente ou le besoin mutuel de complémentarité. Le sthana (position) est la proximité de l’emplacement. Le samakhya (nom) est un mot compris dans son sens dérivé ou étymologique, qui peut être de deux types : soit fondé sur un Véda, soit fondé sur l’usage du monde. La différence entre le shruti et le samakhya est que le premier fournit le sens conventionnel (rudhi) tandis que le second est fondé sur l’étymologie du mot. Cela est similaire à la distinction entre la signification dite « rudhi » (conventionnelle) et la signification dite « yaugika » (étymologique), décrites dans la linguistique sanskrite. Ce sutra fournit ainsi un ordre hiérarchique de l’analyse herméneutique en déterminant la relation entre les procédés principaux et subordonnés dans l’application d’une injonction (viniyoga-vidhi).
Comme avec une grande partie du Mimamsa, l’objet de l’ensemble de ces six pramanas est de transmettre le viniyoga, ou l’application. La philosophie de Mimamsa est concernée par l’accomplissement précis des sacrifices védiques et elle interprète les textes védiques dans ce contexte. Le shruti transmet cette application directement et indépendamment, sans l’aide d’aucun autre pramana. Les autres pramanas, d’autre part, nécessitent l’aide du ou des pramanas précédents pour indiquer clairement leur application. Par conséquent, le linga désigne l’application via le shruti ; le vakya, à travers le linga et le shruti, et ainsi de suite. La nécessité d’évaluer l’avantage comparatif des pramanas survient lorsque deux ou plusieurs d’entre eux sont présents ensemble (samavaye) dans un cas particulier. La force d’un pramanas particulier est déterminée par la distance qui le sépare de son objectif final, c’est-à-dire l’application. Plus la distance est grande, plus cette force est faible.
Dans le contexte actuel, Krishna est mentionné parmi les avataras, ce qui fait partie de l’avatara-prakarana. Mais l’affirmation « krishnas tu bhagavan svayam » est un énoncé direct (shruti) qui l’emporte sur le contexte (prakarana). Par conséquent, Krishna n’est pas un avatara, mais Bhagavan Lui-même.
En guise d’exemple de l’application de cette règle, Shri Jiva Gosvami se réfère au commentaire de Shankaracarya sur le Vedanta Sutra 3.3.50 : « Comme un énoncé direct (shruti) porte une plus grande autorité [que le contexte (prakarana)], il n’est pas possible de passer outre [la nature indépendante des feux, comme le manashcit, en fonction du contexte, les classant plutôt comme des parties subsidiaires de l’action rituelle (kriya)] ».
Ce sutra fait partie de la section « Linga-bhuyastva-adhikarana », qui commence à partir du sutra 3.3.44 et qui traite de l’état des feux décrits dans la section « L’Agni-rahasya » du Vajasaneyi-samhita. Dans cette partie du livre, il est fait mention des sept agnis : manashcit, vakcit, pranacit, cakshushcit, shrotracit, karmacit et agnicit. Un doute est soulevé quant au fait de savoir si ces agnis font partie du processus sacrificiel (kriya) ou en sont indépendants. D’après le prakarana, il apparaît qu’ils font partie du processus sacrificiel. Mais il y a un énoncé du shruti proclamant que tous ces agnis sont vidyacits, ce qui signifie qu’ils sont construits ou « enflammés » par la seule connaissance (vidya). Cela signifie qu’ils sont indépendants et, par conséquent, n’appartiennent pas à l’action rituelle (kriya). Le sutra en question (VS 3.3.50) fournit la conclusion en vertu du Purva-mimamsa, sutra 3.3.14. Cet exemple est utilisé pour confirmer que le shruti l’emporte sur le prakarana.
Le même principe est applicable dans ce contexte où Krishna est d’abord compté dans l’avatara-prakarana comme un avatara. Cependant, cela semble être contredit plus tard dans le SB 1.3.28 par l’énoncé direct selon lequel Il est le Svayam Bhagavan. L’énoncé direct ou autosuffisant l’emporte sur celui L’identifiant comme un avatara. Gardant cette conclusion à l’esprit, Suta Gosvami utilise le mot « bhagavan » uniquement pour Krishna (au verset 1.3.23), même après l’avoir nommé comme le vingitème avatara.
Satyanarayana Dasa
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