L’ontologie du jiva. Partie 3

« La prakriti est l’entité qui mène des activités matérielles, mais l’atma pense que les actes accomplis par les gunas de la prakriti sont ses propres actes, car il s’identifie entièrement à elle ».

Verset six :

evaṁ parābhidhyānena kartṛtvaṁ prakṛteḥ pumān
karmasu kriyamāṇeṣu guṇair ātmāni manyate

« La prakriti est l’entité qui mène des activités matérielles, mais l’atma pense que les actes accomplis par les gunas de la prakriti sont ses propres actes, car il s’identifie entièrement à elle ».

Le mot « evam » (« de cette manière ») fait référence à l’état de l’atma, décrit dans les versets précédents, où il oublie sa véritable nature à cause de son attachement à la prakriti. Le mot « parabhidhyanena » (« absorber complètement sa concentration dans un autre être ») indique que le soi (puman) s’identifie entièrement à un être autre que lui-même, la prakriti. C’est pourquoi il pense (manyate) que les actes accomplis par ses qualités (gunas) sont en réalité les siens (atmani).

La conclusion est que la position d’agent d’actions matérielles ne fait pas partie de la nature inhérente du soi, l’atma-svarupa. Il s’agit plutôt d’une conception qui découle de son identification aux gunas de la prakriti (sattva, rajas et tamas). Cela signifie que toutes les actions se produisent dans l’ensemble corps-esprit constitué de matière, mais que le soi s’y identifie comme si elles étaient siennes.

Verset sept :

tad asya saṁsṛtir bandhaḥ pāra-tantryaṁ ca tat-kṛtam
bhavaty akartur īśasya sākṣiṇo nirvṛtātmānaḥ

« À cause de cette idée fausse, le jiva tombe dans le cycle de la naissance et de la mort, appelé samsara, et devient lié. Bien que le jiva ne soit pas celui qui agit — il est maître, témoin et bienheureux par nature — il devient ainsi dépendant ».

Comme décrit dans les versets précédents, l’atma atteint l’union avec les gunas de la prakriti et devient lié à eux par une identification extrême. Le verset actuel ajoute que cela conduit l’atma à la naissance et à la mort, le rendant dépendant de la prakriti et contrôlé par le karma. Cela démontre que l’atma, en ce monde, n’est pas constitutionnellement ou intrinsèquement lié à la prakriti. L’asservissement de l’atma est une condition acquise, non inhérente.

Pour donner plus d’éclaircissements, le Seigneur Kapila décrit également la nature constitutionnelle de l’atma lorsqu’il n’est pas lié par la prakriti : l’atma est intrinsèquement non impliqué dans les actes matériels égoïstes (akartu), est un maître indépendant (isasya), clairvoyant et imperturbable (saksina) et il existe dans la béatitude sans éprouver de besoins (nirvritatmana).

Le terme « akartu » (« celui qui n’agit pas ») n’implique pas que l’atma soit dépourvu de volonté ou d’effort, car aucune action ne peut se produire dans l’ensemble corps-esprit sans la présence de l’atma. Cela signifie plutôt que l’atma est exempt des actes matériels ordinaires, tels que marcher. Ce point est clarifié par le terme suivant, ishasya (« du contrôleur »), qui stipule que l’atma n’est pas intrinsèquement soumis au karma. Le terme suivant, saksinah (« du témoin »), précise également que l’atma a une vision claire (sa-aksi), c’est-à-dire une connaissance (jnana-gunaka). En effet, être témoin signifie expérimenter directement. L’état naturel de l’atma consiste de ce fait en la perception directe de la réalité. Ainsi la connaissance est-elle sa qualité inhérente (jnana-gunaka).

Le dernier terme décrivant la nature inhérente de l’atma est nirvritatmana, indiquant que l’atma est, par nature, conscient (jnana svarupa). Ce terme est composé de deux mots : nirvrita et atma. Attardons-nous sur l’analyse du terme « nirvrita ». Il est composé de la racine √vri qui signifie « couvrir », avec le préfixe nir- et le suffixe -kta. Ainsi formé, il signifie « heureux », « non obstrué ». Le suffixe -kta a été appliqué pour pour exprimer la signification de la « nature ». Par coséquent, il se traduit par « celui dont la nature est la béatitude ».

Il existe un énoncé dans la Shruti affirmant que l’atma est naturellement heureux et libre d’inquiétude : nirvana māyā eva ayam ātmā (« Le soi est vraiment heureux »). Le bonheur est un sentiment de confort. Naturellement, si l’atma est indépendant et non contrôlé par le karma (ishasya), il est sans inquiétude et est bienheureux — sans contact avec le karma bon ou mauvais, et possédant les huit qualités naturelles, comme apahata papma, décrites dans le Chandogya Upanishad : ya ātmā apahatapapma vijaro vimrtyur visoko avijighatso apipasah satyakamah satyasankalpah (8.7.1), indiquant que le soi pur est libre du péché, de la vieillesse, de la mort, du chagrin, de la faim, de la soif ; et ses désirs et volontés sont exaucés. Cette description de l’atma par le Seigneur Kapila révèle la nature de l’être vivant pur, libre de tout contact avec la prakriti, constitué de pure conscience, et doté des huit qualités énoncées ci-dessus dans le cadre de son svarupa. Nous comprenons par là que la nature de l’atma est une conscience pure et illimitée. Cependant, cette conscience peut être obscurcie par l’ignorance et devenir sujette au karma, forçant l’atma à contracter sa conscience dans différents types de corps, de Brahma à l’herbe. Lorsque l’atma entre dans ces différents corps, sa conscience devient limitée. S’identifiant par ignorance à chaque corps, l’atma conditionné s’engage dans des activités qui lui sont propres. En conséquence, il devient sujet au karma, éprouve plaisir et souffrance, et reste impliqué dans le cycle du monde matériel.

Quelqu’un pourrait avoir un doute à ce sujet :

« On dit que l’atma est, par nature, conscient et auto-lumineux (jnana svarupa et svayam prakasa). Mais lorsqu’il s’identifie à un corps particulier, il est voilé par l’ignorance. Que devient alors sa qualité d’auto-luminosité ? Elle semble disparaître. Si l’auto-luminosité existait encore, il semblerait impossible pour l’atma de demeurer dans l’ignorance de sa véritable identité. Ainsi, il ne pourrait pas s’identifier à une forme matérielle. Mais si l’auto-luminosité est perdue, la nature même d’entité éternelle de l’atma serait détruite ».

Nous répondons :

Ce n’est pas vrai. L’atma possède deux types de jnana, à savoir svarupa-bhuta et dharma-bhuta. Le premier désigne la nature intrinsèque de l’atma, c’est-à-dire sa nature d’être conscience ; le second est la qualité de posséder la conscience et la connaissance. Le premier n’a aucun contenu en lui sauf le sentiment du « je » : il s’agit de la conscience subjective. Le second est orienté vers les objets extérieurs. C’est une prise de conscience objective. La nature consciente et auto-illuminatrice de l’atma (jnana-svarupa) n’est pas perdue. L’atma est naturellement et éternellement plein de conscience rayonnante. Cependant, la qualité qui permet à cette conscience d’illuminer des objets (dharma-bhuta-jnana) est voilée. Cette qualité est de ce fait couverte et contractée, mais la nature intrinsèque qui engendre cettte qualité demeure intacte.

Un autre doute surgit :

« Entendu. Vous acceptez la perte de la qualité de la connaissance, dharma-bhuta-jnana. La question suivante se pose dans ce cas : “Comment l’atma perd-il cette qualité ?” Deux explications semblent possibles. Soit le pouvoir d’illumination est obstrué par l’ignorance, soit il s’éteint complètement. Dans les deux cas, la qualité d’auto-illumination serait détruite. Or, cette qualité est considérée comme éternelle, ce qui soulève une contradiction logique, car quelque chose d’éternel ne peut être détruit ».

Nous répondons :

La conscience (jnana) comme qualité de l’atma est intrinsèque et, ainsi, éternelle, mais elle peut s’étendre ou se contracter de manière réelle. La connaissance sensible de soi n’est pas « détruite » ; elle subit un changement sous forme d’expansion et de contraction, étant influencée par le karma. L’illusion consistant à s’identifier à un corps nécessite un fondement conscient. Par conséquent, l’auto-illumination subsiste dans l’atma ignorant — mais dans une mesure contractée — et sert de fondement à l’expérience de l’illusion. L’atma s’auto-illumine, et il n’a besoin d’aucune autre conscience pour être révélé. Seuls les objets inertes nécessitent un autre agent pour les éclairer. Ainsi, même dans l’ignorance, l’atma conserve sa nature auto-illuminatrice. Sa connaissance d’être éternel, cependant, est voilée, ce qui génère l’illusion. Ici, la « perte » signifie que l’illumination est temporairement restreinte. Cette lumière n’est pas strictement l’essence de l’atma ; il s’agit plutôt d’une qualité du dharma-bhuta-jnana, appelée prasara (lit. « expansion »). Autrement dit, le dharma-bhuta-jnana possède une lumière qui s’étend naturellement. Cette expansion est appelée « prasara », ou diffusion. Le prasara peut être contracté (sankoca) par le karma, ce qui crée le conditionnement ou la limitation. Ainsi l’atma ne perd-il jamais la qualité de dharma-bhuta-jnana. L’expansion n’est pas simplement l’absence de contraction ; c’est une entité positive qui élimine la restriction de l’atma et dissipe ainsi l’illusion.

En résumé, l’atma possède de façon inhérente et éternelle l’attribut de la sentience, jnana, et est éternellement constitué de conscience. Cependant, sa capacité à rayonner peut s’étendre ou se réduire sous l’effet du dharma-bhuta-jnana.

Cependant, l’advaita-vada ne peut résoudre cette question de la perte du pouvoir d’illumination de l’atma. Dans cette doctrine, l’atma est conçu comme la conscience pure, sans qualités. De ce fait, il est dit que l’illumination ne peut être une qualité de l’atma, mais doit être inhérente à son essence même. Dès lors, la perte du pouvoir d’illumination et l’illusion subséquente du jiva constituent une énigme irrésoluble pour eux. Dans leur paradigme, cela équivaut à la destruction d’une entité éternelle, ce qui est une impossibilité logique.

À suivre.

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